Uchronie fantaisiste d’une rencontre ambiancée steam-punk entre Hugo Le Maltais et Emilio Abehanne

"Uchronie fantaisiste d’une rencontre ambiancée steam-punk entre Hugo Le Maltais et Emilio Abehanne"

 

« Cette histoire commence aux confins d’un empire finissant… Sur ses marches lointaines, aux bornes frontières usées. Un récit changeant et cyclothymique… »

 

          Le café fumait toujours. Je devinais son goût âpre et la brûlure de ses arômes envahissant le palais. Les fumerolles semblaient adoucir l’agressivité du flingue et de la dague italienne posé là, sur cette table bringuebalante.

Par l’unique fenêtre toute crasseuse, j’entendais déjà le tumulte grandissant d’une bourgade qui s’éveille. J’avais encore des relents de vinasse et de bibine dans le gosier. Reliquat de la soirée d’hier à arroser notre retour à la civilisation après quinze jours de patrouille. Je me frottais la barbe encore sale de la graisse des rôtisseries et des pâtés d’hier soir. Je pris une gorgée de café. J’étais fatigué. Mon regard flottait sur mes armes disposées en vrac sur la table, méditant sur mon parcours m’ayant mené jusqu’ici. Je me tournais du côté du lit. Les draps fripés n’étaient plus très frais, et la puterelle avait regagnée à l’aube ses quartiers d’ombres. Me restais seulement dans cette solitude poussiéreuse, le souvenir radieux de mon village, au nord de Venessia : Torre di Astura et ses douces collines frappées d’or…

Ce matin, le Sous-Lieutenant Hugo Le Maltais du 15e Escadron des Eclaireurs de la Garde aux Frontières avait vraiment une sale gueule de bois.

          Il fit tomber la cendre de sa roulée au bas du rempart. L’aube avait bien entamée sa descente de nuit. La visière de son képi protégeait son regard d’un soleil déjà brûlant. Au pied du fortin, la vie s’animait sous le regard paresseux de la sentinelle.

Quelques poules venaient caqueter ici où là, un vendeur de fruits fumait une garot assis derrière ses étalages et un peu plus loin des enfants nu-pieds couraient derrière une vieille truie. Le lieutenant Abehanne, du 24eBataillon d’Infanterie Légère d’Afrique, se demandait pourquoi il était venu se perdre ici. Ici c’était Port Joséphine. Port Jo pour ses habitants. Bourgade fluviale coincée dans une boucle du fleuve Jamapa qui allait mourir dans la baie du Veracruz, ceinturant par le sud la petite cité de Port Louis.

Adossé au merlon près de lui, l’adjudant-chef Archibald était en train de bourrer sa pipe.

- « C’est une sacrée lame que vous avez-là mon lieutenant… »

En effet, dans un fourreau placé horizontalement au bas du dos, le lieutenant Abehanne portait une dague italienne. L’adjudant-chef alluma sa pipe, et tira une longue bouffée. Des volutes de tabac épicé vinrent caresser les narines du lieutenant. Blaise Archibald se cala le dos plus confortablement sur le merlon :

-« Ce genre d’attirail n’est autorisé par le commandement que pour les vétérans de la Guerre des Deux Empires… »

Emilio Abehanne resta immobile, semblant revenir dans son passé :

-« Et c’est un fait, adjudant-chef Archibald. »

Le vieux sous-off se fendit d’un léger sourire tout en regardant aller la fumée émanant de sa pipe…

… Le lieutenant sourit aussi.

 

La chambre était spartiate, comme le sont toutes les chambres d’officier en garnison à l’autre bout du monde. Emilio Abehanne était assis à son bureau situé au centre de la pièce, qui était une simple table en bois avec une chaise bringuebalante. Une carte sommaire de la région connue était étalée, maintenue sur les bords par sa dague, une lampe tempête, son révolver et un recueil de poésie de Charles Baudelaire.

Adossé à la chaise, le torse luisant de la chaleur déjà prégnante du matin, les yeux fixes et reposés, sont regard comme en partance vers un horizon intérieur. Les Terres Chaudes portaient avec une implacable simplicité la dénomination que les indiens du cru leurs avaient donné, pensa-t-il…

Un tatouage sous la forme d’un vers italien lui barrait le haut de la poitrine, d’une clavicule à l’autre : « La mort viendra, et elle aura tes yeux ».

Quelques coyotes affamés gueulaient dans la pampa auxquels répondait un chien de ferme famélique… Les Terres Chaudes.

On vint frapper à la porte. Le lieutenant leva les yeux :

-« Entrez… »

La porte mal équarrie s’ouvrit en trainant un nuage de poussière faisant place à l’adjudant-chef, son brûle-gueule fumant parmi sa barbe épaisse :

-«  Mon lieutenant, je vous apporte le café. »

Abehanne sourit tandis qu’Archibald déposait le quart sur le bureau de son supérieur. Ce dernier se redressa sur sa chaise et prit en silence une gorgée du jus que son sous-off lui avait préparé. Son visage se plissa dans une légère grimace :

-« Ton café est salement digne d’un corps de garde. »

-« Le nectar du corps de troupe mon lieutenant. »

Emilio tout en reprenant une gorgée regardait Archibald un sourire coincé aux coins des yeux.

-« Il risque d’avoir une descente de la prévôté mon lieutenant. Des gars à nous ont fait un peu de barouf dans la nuit. Deux lascars manquent à l’appel, surement enchristés chez le prévôt justement. »

Le lieutenant posa son quart en douceur et vint passer la main dans ses cheveux :

-« Je me demande si l’idée de nous coller des cognes à nous renifler le cul est judicieuse. Après tout, nous sommes comme qui dirait de garde au confins de cet empire pourrissant, et tout les hommes des cette section, sont tous tricards que se soit à l’armée ou dans le civil… »

-«  le caporal Jeantet est mort ce matin aussi. Notre effectif est réduit d’un quart. »

L’adjudant-chef reboura sa bouffarde comme pour clôturer son rapport.

Le lieutenant soupira :

-« Cela fait pas trois mois que nous sommes en poste ici et le vomito negro nous décime plus implacablement que des embuscades imaginaires… »

 

          Le prévôt était là, assis face au lieutenant Abehanne. De sa tenue réglementaire, il n’avait gardé que sa veste où l’on pouvait voir sur les manches, couvrant tout l’avant-bras, un entrelacs de broderies dorées, rappelant son grade de lieutenant de gendarmerie. Il n’avait pas daigné retirer son sombrero, couvre-chef exotique que fournissait l’intendance pour les troupes opérant sous ses latitudes surchauffées… Il possédait une fine moustache sombre, aussi droite que la justice rigide qu’il représentait à Port Joséphine.

Le chef de la prévôté le toisait de son regard sombre et profond.

Cinq bonnes secondes ont passé ainsi…

Bien calé dans sa chaise, le lieutenant de gendarmerie Hémery a entamé les « pourparlers »… :

-« Lieutenant Abehanne. Il semblerait que deux de vos hommes aient occasionné du grabuge hier soir…Mes hommes ont été forcé de les mettre aux arrêts. »

-«  Il semblerait que cela soit la procédure… Lieutenant Hémery. »

Le prévôt esquissa un léger sourire :

-« Il est parfois difficile de canaliser sa meute sous ces latitudes lointaines… »

-« Mais nous avons de la chance d’avoir de bons mâles alpha. »

Le lieutenant Abehanne sourit à son tour, et avait lâché du regard le prévôt pour s’allumer une cigarette. Il lui en tendit une, lieutenant Hémeryl’accepta.

Le lieutenant de gendarmerie, calé dans sa chaise, regardait son vis à vis en silence à travers les volutes de sa cigarette fraîchement allumée :

- « Vous savez, les espagnols vont renforcer leur garnison sur ce triste continent… »

- « Ce sont des voisins moribonds tout comme nous ici… Oubliés de l’empire… »

Lacha Abehanne…

- « Peut-être oui. Ils ont la nostalgie de leurs colonies perdues comme celle du Mexique. Mais peut-être qu’ici, sur ces terres nouvelles, à peine défrichées par le devoir de civilisation ont-ils flairés un nouvel El Dorado… »

- « Ils sont surtout empêtrés dans une guerre civile tripartite entre républicains, francistes et… Royalistes. Avec des besoins que cette guerre fratricide leur coûte. »

- « En tout cas, le vomito negro met tout le monde d’accord à Puebla... »

Le lieutenant Hémery laissa glisser son regard dans le vague dans le silence qu’avait créé ses derniers mots. Puis, nonchalamment, il vient saisir à l’intérieur de sa veste un document qu’il lance sur la table :

- « Si vous voulez bien me signer la levée d’écrou pour que vos deux lascars puissent rentrer au bercail… »

 

Trois cavaliers remontent paisiblement la rue menant au fort. Sur leur uniforme quelque peu dépareillé, la poussière de la piste atténue le sombre bleu du tissu. Le fin liseré rouge courant sur leur pantalon, et le chiffre cousu sur le col de leur veste, attestent de leur appartenance au 15e Escadron des Eclaireurs de la Garde aux Frontières…

Leur assise souple et décontractée, le balancement lent de leur buste allant au rythme de leur monture, illustre la grâce sauvage d’hommes rompus aux longues chevauchées.

Dans le sillage du cavalier de tête, glisse l’effluve caramélisée d’un cigarillo. L’équipée passe devant la baraque de la prévôté, l’homme de tête saluant le gendarme accoudé à une rembarre, passant l’ennui à tailler de son eustache un morceau de bois, son képi vissé de travers sur sa caboche.

La poussière retombe mollement aux pieds des sabots à chaque pas et le fort se rapproche un peu plus de ce trio qui semble coulé dans la chaleur…

A hauteur du bistrot, le sous-lieutenant se retourne sur sa selle :

- « Elle s’appelait comment la chanteuse d’hier soir ? »

Le sous-officier, Gaspard, dit l’italien, abaisse le foulard qui lui couvre le bas du visage faisant apparaître une moustache élégante :

- « Marjorie je cois. »

- « Marjorie… Ce prénom a toujours évoqué quelque chose chez moi, je ne sais pourquoi. »

Le sous-off sourit à cette remarque de son supérieur.

Le sous-lieutenant souffla une volute de fumée :

- « En tout cas, c’étaient des baths de chansons hier soir. »

Et ils allèrent leur chemin menant aux quartiers du 24e Bataillon d’Infanterie Légère d’Afrique.

 

          Le soldat de 1ère classe Triquet dit « Titi », était appuyé contre le mur de la voûte menant aux vantaux de bois sombre des portes du fort. Son fusil en bandoulière à l’épaule, son képi rouge des Bat’ d’Af posé légèrement de travers sur sa tête, il roulait sa garo d’un geste machinal et avec application. Il avait pris son tour de garde il y a deux heures maintenant et, bien heureux de s’être retrouvé dans l’ombre relative de l’entrée du fort et non à déambuler sur le parapet martelé de chaleur. Allumant sa roulée, et dans la fumée de la première latte il aperçoit les trois cavaliers se dirigeant nonchalamment dans sa direction :

- « Sergent ! Vous avez de la visite ! »

Dans le poste de garde, le sergent Giovanni Di Marco finissait sa gamelle en silence lorsqu’il entendit le planton l’appeler. Il émit un grognement lourd de lassitude et de colère retenue. Retira sa serviette d’autour de son cou luisant de sueur et s’essuya la bouche d’un geste fruste. Se levant en faisant racler sa chaise sur le sol poussiéreux, il prit son képi accroché à la patère juste derrière lui. Sans même reboutonner sa veste, il se dirigea d’un pas pesant vers la porte.

 

Du 4 février au 25 mai 2021

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16/06/2021
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